• Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    A travers ces deux films adaptés de l’œuvre du romancier Shûgorô Yamamoto, le réalisateur japonais porte un regard plein d'humanité et de compassion sur la misère humaine. Si les deux longs métrages ont été des échecs commerciaux à l'époque de leur sortie en salles, ils demeurent des incontournables de leur auteur.

    Barberousse (1965)

    Barberousse sonne le glas de la longue et fructueuse collaboration entre Akira Kurosawa et son acteur fétiche Toshirô Mifune. Difficile de ne pas réprimer une fois de plus un sentiment d'amertume à l'évocation de ces "divergences artistiques" qui déchirèrent alors les deux hommes au point de les séparer à jamais. A l'écran, c'est au contraire leur osmose parfaite qui irradie tout au long de ce film d'une sagesse et d'une générosité extrêmes, le film de la maturité pour l'un comme pour l'autre.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    Edo, 1820. Fraîchement diplômé d'une prestigieuse école de Nagasaki, le jeune interne Noboru Yasumoto est envoyé en visite au dispensaire tenu par le docteur Kyojo Niide, surnommé Barberousse. Alors qu'il s'apprête à repartir afin de débuter une carrière auprès du Shogun, il est piégé par Barberousse qui tient à tout prix tout prix à faire de lui son assistant. D'abord réticent, Yasumoto va peu à peu se laisser convaincre au contact des patients mais aussi de Barberousse lui-même, dont l'air bourru dissimule une grande bonté…

    Depuis L'Ange Ivre, son premier film véritablement personnel, et qui marquait sa première rencontre avec Toshirô Mifune, Akira Kurosawa n'a cessé de mettre en exergue la pauvreté galopante et la misère humaine sous toutes ses formes.

    A la différence de Dodes' Kaden qui s'articule lui aussi autour des destins des plus démunis, Barberousse nous introduit à leur malheur en adoptant le regard d'un élément extérieur, réticent qui plus est. Le brillant novice Yasumoto (Yuzo Kayama) se voyait en effet davantage prodiguer ses soins aux grands de ce monde qu'à des anonymes sans le sou rassemblés dans un hospice public. Comme c'est souvent le cas avec le réalisateur, le film opère un subtil renversement de point de vue à mesure que le protagoniste principal est impliqué, volontairement ou non, dans les activités de la clinique.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    C'est avec détachement que Yasumoto aborde les lieux, détachement qui se mue en mépris dès lors qu'il apprend que son séjour a de fortes chances de se prolonger. Il lui faut se retrouver pris au piège une deuxième fois – lors de la scène fascinante et très théâtrale qui le met aux prises avec "la Mante", une folle qui a déjà assassiné trois domestiques – pour qu'il accepte enfin de se rendre auprès des malades en tant que médecin. S'ensuit un apprentissage éprouvant qui secoue le novice au plus profond de lui-même, et nous avec.

    Dans ces moments difficiles, plutôt que d'exposer l'horreur de manière frontale, la caméra de Kurosawa se focalise sur les réactions horrifiées du jeune homme, comme dans ce plan terrible qui le montre reculant peu à peu, la mine décomposée, tandis que la litanie des gargouillis d'agonie du malade situé hors champ déchire le silence. Le procédé est le même lorsqu'il assiste à sa première opération pour finir par tourner de l'œil au bout de quelques minutes. Chacune de ses confrontations avec la mort sonne comme une épreuve insurmontable pour ce bon élève ignorant des réalités de la vie, et ce jusqu'à ce qu'il soit capable d'envisager les malades comme des êtres humains à part entière. Médecin sur le papier, Yasumoto doit aussi le devenir dans l'âme. Le parcours initiatique qu'il accomplit le mènera vers une ultime révélation qui est celle de sa vocation profonde.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    Si Barberousse suit les pas de Yasumoto que l'on accompagne dans ses victoires comme dans ses échecs, sa présence a aussi pour fonction de mettre en lumière les tragédies intimes de chacun, qui à leur tour nourriront son propre parcours personnel. Cette association symbiotique entre les différents personnages ou groupes de personnages confère un remarquable dynamisme à un ensemble où pas une scène n'est laissée au hasard.

    Chaque drame nous est dévoilé peu à peu d'une manière nouvelle, d'abord a posteriori par le biais du récit pur (la fille d'un vieil homme décédé dans l'indifférence générale confie sa souffrance aux deux médecins) et plus tard du récit en flash-back (l'histoire de Sahachi), puis dans le présent avec l'implication physique de Yasumoto et Barberousse dans le sauvetage d'Otoyo, une enfant de douze ans retenue prisonnière par la tenancière d'un bordel. Plus on avance dans le film et plus l'urgence d'agir se fait ressentir, même si Yasumoto doit apprendre à ménager son énergie afin de ne pas s'oublier lui-même à force de se dévouer aux autres, lui qui se complaisait pourtant dans la suffisance avant de mettre les pieds dans le dispensaire.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    En ce sens, le chapitre Otoyo reste le plus marquant du film, non seulement parce que le personnage de cette petite fille meurtrie, son attitude de chat sauvage, sa renaissance à la vie et le chemin qu'elle accomplit sont dépeints avec une justesse et une délicatesses bouleversantes, mais aussi parce la rencontre d'Otoyo et de Yasumoto permet à chacun de se regarder dans un miroir et à partir de là, d'aller enfin de l'avant. Une thérapie savamment orchestrée par le maître des lieux, Barberousse, pour lequel guérir les autres demeure l'une plus sûres et des plus belles façons de se guérir soi-même.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    Figure récurrente de la filmographie du réalisateur, le médecin trouve son incarnation la plus complète à travers le personnage de Barberousse, médecin des pauvres qui s'est donné comme mission de guérir à la fois les corps et les cœurs. Interprété avec une belle sobriété par l'impérial Toshirô Mifune, Barberousse n'est pas un homme parfait, comme en témoigne cette scène jubilatoire au cours de laquelle il met au tapis les sbires de la matrone qui exploite Otoyo, tout en concluant à l'adresse de Yasumoto qu'"un médecin ne doit jamais faire ça". Mentor de Yasumoto qu'il guide vers la lumière, il est l'âme bienveillante du film, celui qui libère sans mot dire de toutes les souffrances et n'opère aucune distinction entre les êtres en détresse, fussent-ils de riches seigneurs étouffés par l'abondance de nourriture.

    Dernier film en noir et blanc d'Akira Kurosawa, Barberousse était envisagé par ce dernier comme le film-somme de sa filmographie. Admirablement construit, sublimement réalisé et photographié, cette œuvre immense aux vertus thérapeutiques insoupçonnées demeure comme l'une des plus poignantes qu'il ait jamais réalisées.

    Article publié sur DVDRama.com le 24 août 2006

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    Dodes'Kaden (1970)

    Dodes' Kaden n'est pas le meilleur film d'Akira Kurosawa, mais il n'en porte pas moins sa patte humaniste inimitable. Il possède aussi un charme indéniable qui résiste fort bien aux ravages du temps.

    On le sait, l'échec critique et commercial cuisant essuyé par Akira Kurosawa à la sortie de Dodes' Kaden faillit mettre un terme à sa carrière, voire à sa vie puisqu'il attenta à ses jours de temps après. L'historien Donald Richie avance d'ailleurs à ce propos que cette tentative de suicide pourrait en partie être due au sentiment de responsabilité que Kurosawa éprouvait à l'égard des autres membres du "club des chevaliers" dont Dodes' Kaden était la première production. Pour rappel, les trois autres chevaliers n'étaient autres que Masaki Kobayashi (La Condition Humaine), Keisuke Kinoshita (La Ballade de Narayama) et Kon Ichikawa (Le Pavillon d'Or).

    Réalisé cinq ans auparavant, Barberousse n'avait pas été un franc succès non plus et Kurosawa avait enchaîné les déboires artistiques depuis… Dodes' Kaden est pourtant loin d'être une erreur de parcours.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    Adolescent rêveur, Roku-Chan est persuadé d'être en permanence aux commandes d'un train et passe le plus clair de son temps à sillonner le bidonville où il vit, ignorant superbement les moqueries des gamins sur son passage. Au cours de ses pérégrinations, il croise les marginaux alentours, regroupés en une communauté hétéroclite et pleine de vie…

    L'introduction de Dodes' Kaden en résume assez bien l'approche et le contenu. Le jeune Roku-chan (Yoshitaka Zushi), adolescent guilleret et entreprenant, rentre chez lui et trouve sa mère assise devant l'autel du salon, le regard fixe et scandant une prière avec l'énergie du désespoir. Il s'assied à côté d'elle dans la même attitude pieuse et s'adresse à son tour aux esprits : il leur demande de "faire que [sa] mère redevienne normale". L'instant d'après, il sort comme si de rien n'était et s'installe solennellement devant un immense tas d'ordures, avant de procéder aux dernières vérifications techniques du train imaginaire qu'il s'apprête à conduire...

    Le renversement de situation intervient en quelques minutes : ce n'est pas la mère de Roku-chan qui n'est pas "normale" mais le jeune garçon qui est considéré par tous comme l'idiot du village. Film choral, Dodes' Kaden brouille ainsi plus d'une fois les pistes, inversant parfois judicieusement les points de vue au moment où l'on s'y attend le moins.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    La galerie de personnages proposée par Dodes' Kaden est exhaustive mais le réalisateur prend le temps qu'il faut pour que chacun ait tout loisir de s'y épanouir, qu'il soit sympathique ou non, dans une sorte de bonne humeur apparente au premier abord, que vient renforcer une esthétique poétique et très colorée. Akira Kurosawa utilisait la couleur pour la première fois et le film fourmille d'expérimentations diverses, parfois étonnantes (les étapes de la construction de la maison luxueuse imaginaire du clochard et de son jeune fils) et toujours inspirées. Mais toute cette effervescence visuelle n'occulte pas la véritable nature de ce bidonville isolé du monde où se jouent de bien terribles drames.

    Barberousse, Dodes'Kaden : 2 fresques humanistes de Akira Kurosawa

    De l'homme mûr alcoolique et libidineux qui viole sa belle-fille durant son sommeil à l'enfant résigné qui dépérit sous les yeux impuissants de son père trop fier pour accepter l'aide d'autrui, le tableau n'est pas aussi rose que la voûte céleste qui le surplombe. Et l'ardent désir de rédemption de certains personnages (une femme qui implore le pardon de son ex-mari enfermé dans un silence mutique plus glacial que la mort elle-même) ou la bonhomie de plus joyeux lurons (en réalité des alcooliques invétérés, incapables de reconnaître leur propre femme) ne viennent que temporairement éclaircir ce paysage désolé.

    Pourtant, même esquissées, les notes d'espoir existent dans Dodes' Kaden, réparties au gré du hasard, comme dans la vie. Un optimisme discret mais bien présent et dont le plus bel exemple demeure sans doute la ténacité de Roku-chan, qui continue imperturbablement d'avancer à bord de son train imaginaire, bravant les insultes le sourire aux lèvres…

    Caroline Leroy

    Article publié sur DVDRama.com le 12 juin 2006

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