Ouvertement inspiré du Mean Streets de Martin Scorsese dont il reprend grosso modo la trame et les relations entre les trois personnages principaux, As Tears Go By ne se limite pas pour autant à n’être qu’une simple curiosité dans la filmographie de Wong Kar Wai. On y trouve en effet déjà ébauchées les obsessions futures du réalisateur.
Dans le cadre d’un film de triades que l’on sent très balisé dans sa narration, on ne sera donc pas si étonné de goûter quelques scènes étonnamment intimistes portant la marque de leur auteur, ainsi que de nombreux plans annonçant le chef d’œuvre que sera Nos Années Sauvages, réalisé deux ans plus tard.
Petit gangster opérant dans le quartier de Tsim Sha Tsui, Wah se retrouve constamment obligé de couvrir son jeune frère Fly dont le tempérament imprévisible et bouillonnant est source de bien des problèmes dans le milieu. Peu ambitieux, calme de nature, Wah voit sa vie bouleversée le jour où sa cousine Ngor lui demande de l’héberger. Il tombe instantanément amoureux de la jeune femme et décide de raccrocher définitivement pour vivre une vie « normale ». Mais il s’avère bientôt qu’il doit protéger Fly une fois de plus…
As Tears Go By est loin d’être un film parfait. Contrairement aux autres œuvres de Wong Kar Wai, il s’agit d’un film très daté, particulièrement dans sa première partie : introduction expéditive et sans finesse, musique cheap qui paraît sortir tout droit d’une boîte de conserve, voix post-synchronisées…Le film ressemble a priori à la plupart des polars hongkongais produits à la chaîne à la fin des années 80.
Pourtant, on sent que le réalisateur n’est pas tant intéressé par la peinture d’un milieu, celui des triades, devenu très in au cinéma depuis Le Syndicat du Crime de John Woo, que par les errances sentimentales de ses trois personnages vedettes.
Dans As Tears Go By, le contexte n’a donc pas réellement d’importance et Wong s’en sert habilement pour en venir au fait, soit les relations Wah (Andy Lau) / Ngor (Maggie Cheung) et Wah / Fly (Jacky Cheung). Non pas que ces personnages soient plus complexes et profonds qu’ils n’en ont l’air, mais Wong Kar Wai leur laisse le temps d’exister, le temps de quelques scènes sereines et chaleureuses qui font énormément pour la réussite du film. Les tourments de Wah qui se retrouve tiraillé entre son amour pour son jeune frère irresponsable et son idylle naissante avec Ngor, promesse d’une nouvelle vie, n’en apparaissent que plus crédibles.
Traversé par quelques scènes d’action aussi fulgurantes que brutales, As Tears go by est l’occasion pour Wong Kar Wai d’expérimenter un procédé rendu célèbre en 1993 seulement avec Chungking Express, à savoir l’ « accéléré-ralenti », sorte de décomposition du temps où l’accent est mis sur les temps forts de l’action et qui confère à ces scènes et à l’ensemble du film par extension une énergie indéniable.
S’il faudra attendre Nos Années Sauvages pour que Christopher Doyle s’associe au réalisateur et devienne son directeur de la photographie attitré, le travail d’Andrew Lau, futur réalisateur de The Stormriders et de la trilogie des Infernal Affairs, mérite d’être remarqué tant il exprime déjà le souci de Wong d’accorder un soin maniaque à l’image de ses films par le jeu d’éclairages sophistiqués et de couleurs parfaitement en phase avec l’état d’esprit des protagonistes.
Côté acteurs, si Andy Lau et Jacky Cheung sont parfaits dans des rôles taillés sur mesure, Maggie Cheung trouve avec ce film son premier vrai rôle, loin des personnages de potiches qui la poursuivaient depuis ses débuts sur grand écran, et cela même dans de grands films tels que Police Story (Jackie Chan). Wong Kar Wai lui réserve les plus beaux passages de son premier film, marquant le début d’une collaboration fructueuse et fameuse dont la consécration reste à ce jour le superbe In the Mood for Love.
As Tears Go By est un film simple, direct, presque viscéral et se situe à l’exact opposé de cette œuvre inutilement alambiquée et parfois vaine qu’est 2046. Le film est disponible en France pour la première fois et permet un retour en arrière bienvenu sur les débuts d’un cinéaste majeur.
Caroline Leroy
Article publié sur DVDRama.com le 29 août 2005