Sans renier le moins du monde cette parenté théâtrale qui transpire de la plupart des scènes du film, le réalisateur Yôjirô Takita tire pleinement parti des moyens offerts par le medium cinématographique et nous livre avec Ashura un étonnant chambara moderne où se côtoient pêle-mêle le fantastique, le drame, l'action et la passion. Un film au charme irrésistible, tout simplement.
Dans le Japon de l'Ere Edo, les démons menacent de prendre la place des humains, après mille ans de sommeil. Un trio de redoutables guerriers se donne pour tâche de les traquer jusqu'au dernier, jusqu'au jour où l'un d'entre eux, le brillant combattant Izumo, commet l'irréparable en assassinant une petite fille qu'ils prend pour l'une de ces créatures maléfiques. Gardant un œil vigilant sur le pont qui sépare les deux mondes, ses deux acolytes apprennent de la bouche de Bizan, la porte-parole des démons, la résurrection prochaine de la plus puissante d'entre eux, Ashura, qui vit actuellement parmi les humains. Reconverti en acteur de théâtre, Izumo a tiré un trait sur son passé mais sa vie bascule de nouveau la nuit où il aperçoit une mystérieuse voleuse dont il tombe immédiatement amoureux. Or cette jeune femme semble entretenir un lien obscur avec la maléfique Ashura…
La réussite d'Ashura tient dans ce savoureux mélange entre grosse production à effets spéciaux et tragédie romantique aux accents intimistes. Adaptation théâtrale oblige, tout se joue entre une poignée de personnages, dont quatre seulement prennent une part active à la narration.
Au premier plan, même s'il fait tout ce qu'il peut pour rester en retrait, il y a Izumo (Somegoro Ichikawa), ange déchu tourmenté par un sombre passé et qui préfère arborer en permanence une mine désinvolte, quitte à passer pour désagréable auprès de Tsubaki (Rie Miyazawa), la voleuse ninja dont il s'éprend un soir au détour d'une promenade sur le lac. Dès l'instant où la jeune femme prend conscience de sa transformation (une tâche brûlante est apparue sur son épaule droite et s'étend chaque heure davantage) et plus encore, à partir du moment où elle se confronte physiquement à Izumo, Yôjiro Takita laisse planer le doute sur l'identité du protagoniste principal du film, bien que le point de vue adopté demeure en apparence celui du jeune homme durant la majeure partie du long-métrage.
Si Tsubaki est susceptible d'agacer du fait d'une certaine mollesse au cours des combats – étonnant, pour une ninja –, le changement progressif qui s'opère en elle renverse lentement mais sûrement la donne et confère une ampleur insoupçonnée à ce aurait pu n'être qu'un divertissement basique. La grande qualité d'Ashura réside finalement dans le fait que le spectacle pur, très satisfaisant au demeurant, vient soutenir le drame et non l'inverse.
Pourtant, le film de Yôjirô Takita n'est pas exempt d'imperfections, gênantes ou non. La narration manque parfois de fluidité, en tout cas avant que n'intervienne la "métamorphose" de Tsubaki en Ashura. Cette tendance a toutefois pour vertu de conférer une grande intensité à la dernière partie du film et son dénouement spectaculaire. Les défauts d'Ashura ne sont donc pas à l'abri de se changer en qualités sur la durée.
Il en va de même pour les effets spéciaux, hasardeux pour certains (cet intrigant vert fluo qui défigure les démons lorsqu'ils sont démasqués par les humains, ces feux magiques en 3D mal intégrés à l'image) mais dont le caractère parfois involontairement naïf ne colle pas si mal que cela à l'atmosphère théâtrale qui imprègne ce conte moderne aux inspirations folkloriques. D'autant que les combats au sabre qui ponctuent régulièrement le film sont en revanche dénués d'effets envahissants (le bullet time nous est enfin épargné) et se révèlent globalement réussis, particulièrement lorsqu'ils opposent Izumo au terrible Jaku (Atsuro Watabe).
Au-delà des tergiversations sur la qualité des effets spéciaux, ce sont les visions oniriques somptueuses dont est parcouru Ashura qui restent en mémoire. Ces instants de pure poésie sont rendus possibles par un soin méticuleux apporté à la composition des images et à l'équilibre des couleurs à dominantes de tons bleus, jaunes et rouges. La scène qui voit Izumo emprunter le pont mythique reliant le monde des humains au royaume des démons éblouit par sa beauté formelle, beauté encore sublimée par la partition musicale envoûtante de Yoko Kanno. La compositrice participe d'ailleurs grandement à élever le film vers d'autres sphères, livrant comme à son habitude des morceaux d'une grande richesse artistique et émotionnelle. Autre réussite : le château renversé d'Ashura, inspiré de l'œuvre d'Escher, aussi fascinant de l'extérieur qu'à l'intérieur grâce à la qualité des effets 3D et la magie des éclairages.
Dans le rôle-titre, Rie Miyazawa (Peony Pavillion, Le Samouraï du Crépuscule) négocie avec subtilité les étapes du changement radical que subit le personnage de Tsubaki, gentille fille prisonnière d'une destinée hors du commun. Somegoro Ichikawa impressionne encore davantage en dépit d'un personnage a priori moins "extraordinaire". Aussi à l'aise dans l'action que dans le drame, il habite toutes les facettes d'Izumo avec la même intensité, du playboy arrogant voire exaspérant à l'amoureux transi et désespéré.
Les comédiens Atsuro Watabe (Zebraman, Trois… Extremes) et Kanako Higuchi (Shara, Casshern), dans les rôles respectifs de Jaku et Bizan, forment un curieux duo qui vient apporter un contrepoint salutaire au couple vedette noyé dans la tragédie. Affublé d'une incroyable tignasse, Atsuro Watabe se montre particulièrement amusant dans le rôle caricatural du guerrier sadique prêt à vendre son âme pour accéder au pouvoir absolu, tout en parvenant à susciter l'empathie sur le long terme.
Sur tous les plans ou presque, Ashura est une bien belle surprise qui mérite largement que l'on passe sur ses quelques petits défauts. Du joli spectacle comme on n'en avait pas vu depuis longtemps dans les grosses productions japonaises.
Caroline Leroy
Article publié sur DVDRama.com le 22 août 2006