• Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    Le cinéaste compte parmi les auteurs majeurs du cinéma japonais. Voici trois films incontournables de sa filmographie, représentatifs de l'étendue de son registre. Les critiques ont été publiées en 2006, à l'occasion de la sortie du coffret DVD.

    Le Repas (1951)

    Inspiré d'un roman de Fumiko Hayashi, Le Repas de Mikio Naruse pourrait presque tout aussi bien se dérouler dans le Japon d'aujourd'hui, tant les accès de déprime et les interrogations de cette femme au foyer ordinaire interprétée par Setsuko Hara paraissent actuelles, dans un pays où les femmes mariées sont encore une minorité à travailler, qui plus est à plein temps. Avec délicatesse et sensibilité, Mikio Naruse dresse le portrait d'une femme anonyme dont les insatisfactions seraient considérées comme futiles par d'autres.

    Mariés depuis cinq ans seulement, Michiyo et Hatsunosuke n'ont plus grand-chose à se dire et mènent une vie routinière dans un quartier peu animé d'Osaka. Tandis que Michiyo commence à se lasser de consacrer tout son temps au ménage et à la cuisine, la nièce de son mari débarque à l'improviste en prétendant avoir fugué de chez ses parents qui vivent à Tokyo. Capricieuse et insouciante, la jeune Satoko ne se doute pas du petit séisme qu'elle vient de provoquer au sein de ce couple rongé par l'ennui…

    De quoi se plaint Michiyo, l'héroïne du Repas ? Elle a épousé l'homme qu'elle aimait, contre l'avis de ses parents, et s'occupe de son gentil mari au quotidien, dans un petit coin tranquille, loin de l'agitation urbaine. Elle mène par conséquent l'existence rêvée de toute femme, le mariage représentant l'unique aboutissement d'une vie sans espoir d'autonomie véritable. Et pourtant, les jours passent et se ressemblent, le brave Hatsunosuke ne l'interpelle que pour l'informer qu'il a faim et qu'il serait temps de préparer le repas, ou pour lui demander d'aller lui chercher son mouchoir rangé dans un tiroir de la commode du salon. Bien que le couple n'ait pas d'enfant, l'horizon de Michiyo ne dépasse pas les murs de cette maison de superficie réduite, dans laquelle elle s'affaire à cuisiner pour son mari ou à récurer le moindre recoin du salon. La promesse de bonheur symbolisée par le mariage s'est changée subrepticement en vie de servitude, fatalité largement encouragée par les difficultés financières que rencontre au quotidien ce couple de condition sociale modeste.

    Si la morale de cette belle histoire accuse aujourd'hui quelque peu le poids des années – quoique l'issue de la chronique demeure relativement ouverte en réalité – , la justesse de son propos, de la mise en scène et de l'interprétation en font un film en tous points remarquable.

    Setsuko Hara, actrice fétiche de Yasujiro Ozu et grande star de l'époque, y incarne une Michiyo en proie à une détresse pudique, qui découvre peu à peu qu'elle ne va nulle part, que sa vie n'a aucun sens. L'étonnante modernité qui se dégage de la comédienne, la finesse de son jeu, seyent à merveille à ce personnage qui lutte pour exister en dépit du fardeau écrasant des traditions.

    Le plus terrible dans l'affaire est que la farouche volonté de cette jeune femme de sortir de ce carcan insoutenable se heurte plus que jamais aux souhaits bienveillants de ses proches, à commencer par sa propre mère. Quant à son mari, il jouit de ses privilèges en toute innocence et ne ferait pas de mal à une mouche. Qui blâmer ? La nièce égoïste, Satoko ? Pour peu scrupuleuse qu'elle soit, la jeune fille profite elle-même de ses derniers moments de liberté relative puisqu'elle reste, quoiqu'elle fasse, sous la tutelle de son père. Le cinéaste se garde bien de porter un jugement sur ses personnages et préfère les regarder évoluer individuellement et collectivement au milieu de la grisaille, avec le regard bienveillant qui le caractérise.

    Œuvre accessible, émouvante et subtile, Le Repas dresse un constat extrêmement amer de la condition des femmes japonaises au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et au-delà, une analyse encore pertinente aujourd'hui mais que peu de cinéastes nippons ont à cœur de relayer.

    Article publié sur DVDRama.com le 23 octobre 2006

    Nuages Flottants (1955)

    Considéré comme le chef d'œuvre de Mikio Naruse, Nuages flottants est adapté de l'un des romans phares de la romancière Fumiko Hayashi.

    Nuages flottants eut un grand retentissement à sa sortie au Japon, dans les années 50, et continue de ravir par la puissance émotionnelle qu'il dégage sans jamais verser dans le mélodrame. Et pourtant, il y avait matière à se fourvoyer, en dépit de la qualité du roman d'origine. Le cinéaste s'éloigne en effet de la chronique familiale qui constitue le cœur de son œuvre pour nous conter la passion dévorante d'une jeune femme pour un homme fuyant qui ne la mérite pas. Son souci perpétuel de réalisme, sa capacité à coller au plus près des sentiments des protagonistes et son refus de toute condamnation hâtive à leur égard contribuent à faire de Nuages flottants un long métrage exceptionnel et intemporel.

    Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    La Deuxième Guerre Mondiale s'est achevée depuis un an et Yukiko vient tout juste de rentrer à Tokyo après avoir passé plusieurs années en Indochine française. Le souvenir de sa liaison enflammée avec le fonctionnaire Tomioka continue de la poursuivre et elle entreprend dès son arrivée de renouer avec lui. Mais l'homme ne semble plus disposé à laisser refleurir les belles années et lui annonce sans ambages qu'il n'a plus l'intention de quitter sa femme. Alors que le Japon est plongé dans le chaos de l'après-guerre, Yukiko est acculée à survivre seule, avec pour unique espoir de parvenir à renouer avec Tomioka, qu'elle aime passionnément…

    Si la passion constitue le moteur de l'acharnement dont fait preuve Yukiko (Hideko Takamine), elle ne s'exprimera véritablement qu'en flash-back, lors des intermèdes indochinois qui ponctuent le début du film. La quête de la jeune femme est celle du bonheur immaculé qui lui a échappé malgré elle. Alors qu'elle a encore toute la vie devant elle, elle décide de tout entreprendre pour retrouver cet état de béatitude complet dont les réminiscences la soutiennent dans les moments les plus difficiles de sa vie.

    Tomioka (Masayuki Mori), au contraire, se complaît déjà dans la résignation, préférant vivoter ici et là plutôt que de rassembler son énergie afin de reconstruire quelque chose. Nuages flottants s'ouvre donc sur un refus, celui qu'oppose Tomioka à Yukiko quelques heures après leurs retrouvailles.

    Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    A partir de là, le film s'articule autour d'un perpétuel mouvement de va-et-vient de l'un vers l'autre, tandis que chacun voit son existence partir en déliquescence au fil des mois puis des années. Si Yukiko apparaît comme demandeuse dans cette relation tumultueuse et sans cesse ré-ébauchée, l'attitude de Tomioka n'en demeure pas moins extrêmement ambiguë en dépit de sa lâcheté avérée, puisqu'il se réfugie chez elle à la moindre contrariété, comme s'il renouait avec son seul véritable foyer.

    Qui dit passion dit tragédie et Nuages flottants ne fait pas exception. Malgré tout, c'est une impression de chaleur qui émane de ce film au rythme lancinant, situé dans le quotidien morne de deux laissés pour compte. Le flamboyant personnage de Yukiko est interprété par la lumineuse et fascinante Hideko Takamine qui, à l'instar de Setsuko Hara dans Le Repas, lui insuffle une vigoureuse modernité doublée d'une sensibilité infiniment touchante. A travers le regard de cette femme, où se mêlent subtilement tendresse, ironie et espoir, le personnage a priori irrécupérable de Tomioka, impeccablement joué par Masayuki Mori, apparaît soudain étonnamment humain et vulnérable.

    Évitant toute dramatisation intempestive et jouant comme à son habitude sur la douceur des clairs-obscurs, Mikio Naruse nous donne à contempler les soubresauts qui agitent ce couple enchaîné par la fatalité, et ce jusqu'à l'issue finale de toute beauté.

    Article publié sur DVDRama.com le 23 octobre 2006

    Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    Nuages d'été (1958)

    Avec Nuages d'été, Mikio Naruse se penche sur les souffrances de la paysannerie japonaise, à l'époque où celle-ci est agitée de bouleversements irrémédiables qui augurent d'un exode rural massif. Prenant pour sujet une très large famille de paysans frappée de plein fouet par le phénomène, le cinéaste en profite pour mêler à son propos une véritable critique du modèle familial traditionnel japonais, encore très prégnant dans les campagnes à l'époque, et source de bien des malheurs pour les individus. Plus que jamais, c'est un monde à deux vitesses qui nous est dépeint dans ce film empreint de réalisme et tourné vers la modernité.

    Le journaliste Okawa se rend dans la banlieue rurale de Tokyo pour y interroger les paysans au sujet des répercussions de la récente réforme agraire qui les dépossèdent peu à peu de leurs terres. Il sympathise avec Yae, une veuve de guerre dont la famille est directement concernée par cette tragédie. En effet, les trois fils de son frère Wasuke ne semblent pas avoir l'intention de reprendre les affaires familiales, convaincus qu'ils sont que leur avenir se situe désormais à la ville et non à la campagne. Elle-même titillée par un fort désir d'émancipation, Yae entreprend toutefois, avec le concours d'Okawa, d'aider son frère à marier ses fils…

    Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    Les deux univers coexistent au sein de cette famille banale en pleine désagrégation, ne serait-ce qu'à travers l'opposition des personnages emblématiques de Yae (Chikage Awashima) et de son frère aîné Wasuke (Ganjiro Nakamura) : alors que la première regarde devant elle et cherche à s'adapter avec le sourire aux changements qui affectent son quotidien, le second se raccroche à une conception désuète de la famille et de la société, et par conséquent de la place des individus en leur sein.

    Aux yeux du vieil homme, les mariages ne sont prétextes qu'à des alliances de territoires et au rapatriement de main d'œuvre féminine. Si sa première femme a été chassée de la famille à son insu par la volonté de son propre père parce qu'elle n'était pas assez "performante" dans le travail agraire, il n'est pas dit qu'il ne commette pas la même erreur avec les futures épouses de sa progéniture. De son côté, Yae redécouvre sa liberté par la force des choses – son veuvage et le départ de sa belle-mère pour la ville – et entend mener sa vie comme elle l'entend, n'en déplaise à Wasuke qui se moque d'elle dans son dos. Le désarroi progressif du fier patriarche de Nuages d'été, contraint de voir son autorité s'émousser tandis que son monde s'écroule avec la vente imminente de ses terres, émeut d'autant plus qu'il n'est que la conséquence d'un mouvement global qui n'est pas négatif en soi.

    Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    Outre Yae, les trois fils de Wasuke sont les premiers bénéficiaires de cette évolution inéluctable, même si rien ne semble jouer en leur faveur au début du film. Shin (Hiroshi Tachikawa) a déjà sauté le pas en poursuivant des études et en décrochant un poste dans une banque à Tokyo. Hatsuji (Keiju Kobayashi) pose encore problème puisqu'il n'est toujours pas marié à 28 ans mais Yae et le journaliste Okawa (Isao Kimura) s'occupent de lui dénicher l'épouse idéale. Quant au dernier, Wasuke compte le marier à sa cousine Hamako (Kumi Mizuno), décrétant à ce titre que celle-ci doit incessamment renoncer à ses études car il est impensable qu'une jeune fille diplômée épouse un paysan sans éducation. Là encore, rien n'est joué d'avance tant le vieil homme reste aveugle à la sourde résistance qui anime la jeune génération pétrie de rêves nouveaux.

    Le réalisateur ne néglige personne et surtout pas les femmes, pour lesquelles ces profonds bouleversements représentent la promesse d'un avenir enfin libéré des contraintes d'une vie d'effacement au fin fond de l'arrière-cuisine. Suivant l'exemple de l'une de ses amies citadines, Yae entreprend ainsi d'apprendre à conduire, tout en entretenant sans complexe une liaison avec un homme marié. Un comportement encore impensable quelques années plus tôt.

    Mikio Naruse : 3 classiques du cinéma japonais

    Mikio Naruse égrène ces messages par petites touches, tissant avec soin les destinées de chacun au milieu de cet énorme ensemble familial aux ramifications complexes. Nuages d'été est tourné en Scope et en couleur, ce dont le cinéaste tire un très beau parti en multipliant les cadres amples en extérieur, embrassant l'immensité des champs avec la même virtuosité que celle avec laquelle il saisit habituellement les infimes hésitations de ses personnages dans les espaces confinés. Un beau film à l'écoute de son temps.

    Caroline Leroy

    Article publié sur DVDRama.com le 23 octobre 2006


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