• Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    A travers ces deux films, le cinéaste japonais Tomu Uchida prouve qu'il est de la trempe de ses compatriotes les plus renommés. A découvrir et redécouvrir.

    Meurtre à Yoshiwara (1960)

    Plus tortueux et plus représentatif encore de l'extraordinaire talent de Tomu Uchida à explorer les tréfonds vertigineux de l'âme humaine que Le Mont Fuji et la Lance Ensanglantée, Meurtre à Yoshiwara, adaptation d'une célèbre pièce de kabuki, fait s'entrechoquer deux mondes radicalement opposés qui n'auraient jamais dû s'effleurer. Il le fait à travers deux personnages presque antithétiques, que leurs faiblesses ou vices ne rendent pas moins extraordinairement attachants.

    Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    Synopsis

    Honnête artisan et homme d'une grande bonté, Jirozaemon est cependant condamné au célibat à cause d'une tache de naissance sur le visage qui éloigne toutes les femmes. A Yoshiwara, le quartier des plaisirs, les geishas elles-mêmes refusent de s'asseoir à côté de lui, répugnées par son apparence physique. Les tenanciers de la maison close décident de lui envoyer leur vilain petit canard en la personne d'Otsuru, prostituée de bas étage et ex-taularde de surcroît. Jiro ne tarde pas à s'enticher de cette jeune femme, seule à lui témoigner de la gentillesse. Lorsque Otsuru lui fait part de son désir de devenir première courtisane, il est prêt à tout pour l'aider à y parvenir…

    Dans Meurtre à Yoshiwara, nous avons d'un côté le brave patron d'un atelier de tissage attentif au bien-être de ses employés, aspirant seulement à poursuivre une vie simple aux côtés d'une femme qui saura l'aimer pour ce qu'il est. De l'autre, une fille jugée irrécupérable à cause de son passé, vendue comme une marchandise aux tenanciers sans scrupule d'une maison close, mais animée d'une volonté farouche de s'en sortir.

    Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    Tandis que le piège se referme sur le pauvre homme naïf, saigné à blanc par les patrons de l'établissement qui lui réclament toujours plus pour couvrir les frais de formation puis d'intronisation de sa protégée au rang de Première Courtisane, on peine pourtant à condamner véritablement cette dernière malgré les charges évidentes qui pèsent sur elle. Car si Jiro ne recherche que le bonheur tranquille, les actions et manipulations plus ou moins conscientes d'Otsuru sont motivées par la survie-même.

    Une survie qui ne peut passer que par son "rachat" par un homme riche : dans le monde d'Otsuru, l'amour n'a pas sa place. On retrouvera d'ailleurs cette idée de choc des mondes aux logiques internes incompatibles dans le troisième film de ce coffret, Le Détroit de la Faim.

    Meurtre à Yoshiwara navigue ainsi entre l'atelier, modeste lieu de réconfort peuplé de jeunes gens simples et attentionnés, et l'établissement de Yoshiwara dont les couleurs pimpantes, le parfum envoûtant et le raffinement sans égal dissimulent la plus sordide des réalités. Dès l'instant où les membres de ce monde corrompu viennent pénétrer son cocon afin de lui réclamer leur dû, Jiro ne dispose plus d'aucun échappatoire.

    A sa descente aux enfers précipitée répond l'ascension inattendue d'Otsuru vers le destin le plus flamboyant auquel une femme puisse espérer prétendre, à savoir devenir Première Courtisane. Adulée de tous, elle n'en restera cependant pas moins un bien monnayable dont la date de péremption n'est pas si éloignée que cela au vu des critères de l'époque – à ce titre, ses patrons n'ont d'autre mot à la bouche en parlant d'elle que la délicate expression "ça rapportera gros".

    Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    D'une suprême élégance, la mise en scène de Tomu Uchida épouse les trajectoires inexorables de ces deux individus poussés en avant par des désirs irrépressibles, si antinomiques soient-ils. Dans le rôle de Jiro, on retrouve l'excellent Chiezo Kataoka, vu dans Le Mont Fuji et la Lance Ensanglantée, et qui livre ici une poignante composition. Yoshie Mizutani quant à elle, est tout simplement étonnante : naturelle et délurée au début du film, elle se métamorphose petit à petit en une grande dame distante aux manières aristocratiques, à tel point qu'elle en devient presque méconnaissable.

    A l'image de cette subtile transformation, Meurtre à Yoshiwara déploie sa machinerie implacable par petites touches, pour se clore sur un final paroxystique époustouflant dont la beauté laisse sans voix, point d'orgue inévitable de la destinée de ces individus qui ne connaissent plus de limites.

    Article publié sur DVDRama.com le 26 mars 2006

    Le Détroit de la faim (1965)

    Dernier film du coffret consacré au cinéaste japonais méconnu Tomu Uchida, Le Détroit de la Faim en est aussi le joyau inaltérable, véritable chef-d'œuvre qui lui vaut d'être considéré par la critique japonaise comme l'un des plus grands films jamais réalisés au Pays du Soleil Levant. Cette fresque épique de plus de trois heures prend racine dans l'immédiat après-guerre, à une époque où famine, chaos économique et social, et gangstérisme galopant ralentissent encore considérablement la reconstruction du pays.

    Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    Synopsis

    Détroit de Tsugaru, 1947. Suite à des prévisions météorologiques erronées, le paquebot Sounmaru se retrouve pris dans un typhon qui cause son naufrages et la mort d'innombrables passagers. Pendant ce temps, deux hommes s'enfuient précipitamment après avoir incendié une propriété d'Iwanai (Hokkaido). Ils rejoignent un autre homme, Takichi Inugai, et tous les trois décident de profiter de la panique causée par le naufrage pour disparaître dans la nature à bord d'un canot de sauvetage. Le lendemain, seul Inugai a survécu. Il trouve refuge dans une maison close, auprès d'une prostituée, Yae, qui s'entiche très vite de lui. Il quitte les lieux le jour suivant, non sans lui avoir laissé subrepticement une épaisse liasse de billets en guise de remerciement. Partie s'installer à Tokyo, Yae n'aura de cesse de retrouver Inugai…

    Né puis élevé dans le dénuement le plus complet, le protagoniste principal du Détroit de la Faim, Takichi Inugai (Rentarô Mikuni), partage plus d'un point commun avec la prostituée de Meurtre à Yoshiwara. Comme elle, il est mû par un féroce instinct de survie qui le conduira malgré lui aux pires extrémités, et comme elle, son comportement n'appelle pas à un quelconque jugement moral. Mais le film ne repose pas uniquement sur ce personnage complexe et fascinant : la rencontre déterminante d'Inugai avec la jeune prostituée Yae (Sachiko Hidari) fait bifurquer le récit vers des chemins insoupçonnés. Flash-backs à connotation parfois surréaliste, retournements de situation subtilement amenés, ruptures de ton, le film de Tomu Uchida ne laisse pas aisément deviner ses intentions et jouit d'une construction en tous points remarquable.

    Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    Compatissante, naturelle et enjouée, Yae incarne la bonté même. La pulsion sexuelle irrésistible qui la pousse dans les bras de cet homme a priori peu recommandable fait écho à la violence mal contenue de ce dernier. La petite chambre minable qui accueille leurs ébats semble plus que jamais subir l'emprise de ce lieu proche et maudit qu'est le Mont-Effroi, terre des Itako (vieilles femmes qui communiquent avec les esprits des morts). Une emprise qui gouvernera à jamais leurs destinées puisque "il n'y a pas de retour possible", comme le scande justement l'une de ces vieilles sages aux yeux révulsés. Littéralement obsédée par Inugai qu'elle chérit plus que tout, Yae en vient à vouer un culte fétichiste à la rognure d'ongle qu'il a laissé derrière lui par inadvertance, vestige trivial de leur inoubliable communion.

    Film à tendance naturaliste évidente, Le Détroit de la Faim est porté de bout en bout par un souffle formidable qui précipite ses personnages dans les entrailles d'un gouffre sans fin, à l'exception peut-être du flic incarné par le tout jeune Ken Takakura. L'enquête policière vient contrebalancer ces excès dans un souci d'équilibre parfait, fil directeur rationnel et salutaire au milieu de cette débauche d'appétits humains monstrueux.

    Tomu Uchida : 2 œuvres phares d'un génie méconnu

    La mise en scène rigoureuse et splendide de Tomu Uchida est sublimée à chaque instant par une somptueuse photographie en noir et blanc qui ajoute encore au plaisir des sens. Captivant, bouleversant, démesuré, Le Détroit de la Faim mérite bel et bien sa place dans le panthéon des plus grands chefs-d'œuvre nippons, aux côtés des merveilles réalisées par Akira Kurosawa ou Kenji Mizoguchi. Un film grandiose, tout simplement.

    Caroline Leroy

    Article publié sur DVDRama.com le 26 mars 2006


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :